KHODJALI: LES TÉMOIGNAGES
LES TÉMOIGNAGES
Dans cette rubrique les lecteurs peuvent prendre connaissance des témoignages
des habitants de Khodjali, aussi bien que des journalistes étrangers, qui
éclairaient les événements de Khodjali.
Sanubar Alekperova, résidente de Khodjali :
« On tirait de tous les côtés, de Hassanabad, de Mehtikend, de Bozdag… La
terre tremblait de fracas des véhicules de combats d’infanterie, entrées à
Khodjali. D’abord on a demandé aux femmes et aux enfants de se cacher aux
sous-sols.
Puis Elman Mammadov, chef du pouvoir exécutif, est venu et a dit, qu’il
fallait se sauver, sinon on allait exterminer tout le monde. Le chef de
l’aéroport Alif Hadjiyev nous a emmenés à travers la forêt dans la direction
d’Agdam. Nous sommes tombés dans l’embuscade. Je n’oublierai jamais ce que
j’avais vu ici : une montagne de cadavres s’était formée. Ma mère aussi avait
été tuée. Mes deux filles, Sévindj et Hidjran avaient été blessées. Moi aussi,
j’ai reçu une balle. Les jeunes femmes et les enfants mouraient sur la neige en
convulsion. Nous avions un transmetteur. Nous criions, en annonçant ce qui se
passait et priant de nous aider. Mais nous n’avons pas reçu d’aide.
Djamil Mammadov, habitant de Khodjali
"Étant entrés en ville, les chars et les véhicules de combats blindés
détruisaient des maisons et écrasaient les gens. Les arméniens armés suivaient
les soldats russes. Ayant saisi mon petit-fils de 5 ans dans les bras et 14
mille roubles, j'ai couru vers la forêt. J'ai enlevé mes vêtements et couvert
l'enfant pour le protéger de froid. Mais, c'était inutile. Il a fallu, que nous
nous enfuyions sous la neige. J'ai compris que l'enfant ne pourrait pas tenir et
je me suis dirigé vers Nakhitchévanik, le plus proche village arménien.
Là, les
arméniens armés nous ont accueillis. Je les suppliais de prendre l'argent et de
me laisser passer à Agdam. Ils m'ont battu, m'ont vidé les poches et m'ont
emmené chez le commandant du village. Celui-là a donné l'ordre de nous enfermer
dans la grange, où il y avait déjà les femmes azerbaïdjanaises et les enfants.
On nous a gardés dans la grange 4 jours, sans eau, ni nourriture. Mais, le mal
n'a pas de limites. Dans quatre jours nous étions emmenés à la région d'Askéran.
Là, de telles choses ont commencé, que la grange de Nakhitchévanik nous a paru
paradis.
Les recrutés étrangers (je connais la langue arménienne et je diffère des
dialectes) ont arrachés mes ongles des orteils. Les nègres, qui étaient parmi
les arméniens, me battaient des pieds au visage, en sursautant. Après les
tortures, qui duraient quelques heures, j'ai été échangé contre un arménien. On
m'a enlevé mon petit-fils. Je ne sais rien sur le sort de ma femme, ni sur celui
de ma fille.
Sariya Talibova, résidante de Khodjali
"...Nous étions amenés au cimetière arménien. J'ai du mal à raconter ce qui
c'était passé là-bas. On a sacrifié quatre jeunes turcs -meskhètes et trois
azerbaïdjanais sur la tombe d'un militant arménien. Ils ont été décapités. Puis,
les soldats et les gens armés se sont mis à faire du mal aux enfants et les tuer
devant les yeux des parents. Ils ont jeté les cadavres dans la fosse à l'aide du
bulldozer. Ensuite, ils ont amené deux azerbaïdjanais en uniforme de l'armée
nationale et leur ont arraché les yeux ..."
Djanan Orudjev, résident de Khodjali
"Nous avons essayé de traverser les bois à la direction d'Agdam, mais non
loin de Nakhitchévanik les soldats et les hommes armés nous ont accueillis par
un feu nourri. Ils ont fusillé mon fils. Il avait 16 ans. Ils ont enlevé ma
fille de 23 ans avec des jumeaux et ma deuxième fille de 18 ans, qui était
enceinte."
Muchfik Alimamedov, résident de Khodjali était blessé en fuyant la ville
et était resté deux jours sur la neige:
"...Nous avions des armes : mitraillettes, fusils, pistolets. On n'avait pas de
munitions, ni nourritures.
Un long blocage avait épuisé tous. Le 25 février, les arméniens avaient
commencé la fusillade, et à minuit, les machines de combat blindées avaient
attaqué. D'abord, on a occupé et brûlé l'aéroport. Ils n'avaient pitié pour
personne, y compris les femmes, les enfants, les vieillards. Beaucoup de gens
ont été brulés dans les maisons, surtout à proximité de l'aéroport. L'odeur de
la viande brulée me poursuit toujours...
La majorité de défenseurs de la ville a péri sur le champ de bataille. Ceux
qui restaient cherchaient à se sauver dans les bois et atteindre Agdam. Près de
Nakhitchévanik ils sont tombés dans l'embuscade, de nombreux habitants ont péri
dans cette embuscade. Et le chef de l'aéroport de Khodjali, Alif Hadjiyev, qui
organisait le travail continu de l'aéroport. Pour sa tête les arméniens avaient
désigné le prix. Il était pressé d'aider les femmes a péri là-bas".
Minech Aliyeva, résidente de Khodjali, 50 ans, blessure par balle au bras:
"...Nous marchions par le bois, en nous enfonçant dans la neige profonde. Quand
nous traversions la route, j'ai reçu une balle. Je suis tombée et je ne pouvais
pas me lever. On menait un tir fréquent du bois. Alif m'a saisie et m'a tirée
vers le côté de la route. Puis il s'est installé dans les buissons et a répondu
par le feu à ceux qui tiraient. Alif criait aux femmes de traverser vite la
route. Il tirait de temps en temps et les tirs de l'autre côté s'arrêtaient.
Pendant ce temps près de 20 femmes et enfants ont traversé la route. Quand Alif
rechargeait son arme, les arméniens ont ouvert le feu. L'une des balles a touché
son front. C'était épouvantable"...
Soussan Djafarova, née en 1968 :
« Je suis infirmière. Je transportais avec le médecin le blessé sur la
civière. Avec un groupe de villageois nous avons traversé le pont de chemin de
fer et la rivière Gar-gar. J’ai égaré ma chaussure dans l’eau glaciale. Nous
nous sommes longtemps cachés dans le bois enneigé, entouré de tous côtés
d’arméniens armés. Une femme avait dans ses bras un bébé de 9 mois. Il pleurait
très fort. On pourrait nous détecter tous. La mère lui fermait la bouche dans la
peur. Quand ils sont arrivés à Agdam, le petit ne respirait presque pas… Nous
sommes sortis sur un champ près de Nakhitchévanik. Il y avait beaucoup de tués.
Nous avons entendu le parler arménien. Je suis tombée par terre, en me faisant
passer pour une tuée. Ils marchaient à côté et tuaient ceux qui gémissaient et
bougeaient… Le reste du chemin je glissais, car je ne pouvais plus marcher »...
Murvet Mammadov, blessé, 9 ans:
J'ai été blessé au pied, et mon frère Ahmed au bras. Il a 11 ans, il est plus
grand que moi. Je les ai vus couper les oreilles chez les cadavres. Ils
enlevaient les dents d'or de la bouche d'une femme. J'avais peur.
Rafael Imanov, sergent de la police, résident d'Agdam. Il aidait à
ramasser les morts:
Le vallon près de la route Nakhitchévanik –Askéran était plein de corps
d’azerbaïdjanaises. Les jambes des femmes étaient liées par leurs bas. Les
doigts de certaines d’elles ont été coupés, les oreilles ont été coupées chez
d’autres. Les Arméniens coupaient les doigts et les oreilles pour enlever les
bagues et les boucles d’oreilles. Cet événement vient dans mes rêves.
Yuri Romanov, reporter russe:
Quand nous arrivons vers le train sanitaire (à Agdam), sur le perron et dans
les wagons se poursuit un travail sanguin. Les véhicules arrivent l’un après
l’autre et on décharge les blessés inhabituels : femmes enfants et les
vieillards. Il n’y a presque pas d’hommes…
Je demande au chauffeur : « D’où les amenez-vous ? »
« De Khodjali », répond-il. Dès que le camion est vide il repart aussitôt.
Je demande de nouveau en voyant un petit bus « oizik » : « Et ça vient d’où ? »
Blessés, couverts de sang, une femme et trois enfants. Le chef de la famille est
couché au sol du salon sans signe de vie. Le bébé sanglant, que la femme tient
dans ses bras est mort. La mère lui chante une berceuse sans paroles. Ses trois
enfants sont aussi blessés. Leurs vêtements sont couverts de sang.
« Khodjali », dit le chauffeur. Une colonne de voitures se forme avec des
phares allumés. L’un des conducteurs dit : « Chez nous, il n’y a que des
colonnes de mariages qui se déplacent en plein jour avec les phares allumés ».
Et le « mariage » sanglant continue…
Le colonel-lieutenant du service sanitaire va et vient sur le perron. Il a
l’air de l’homme qui a des problèmes de cœur. Khanlar Hadjiyev, chef du service
sanitaire du Ministère de la Défense d’Azerbaïdjan s’arrête pour mettre sous la
langue un petit comprimé de nitroglycérine.
« Qu’est-ce qui se passe à Khodjali » ?
« Nous ne savons pas exactement. Probablement, un groupe de réfugiés est tombé
sous les feux croisés… Un hélicoptère y volera bientôt »…
« Beaucoup de victimes »?
Il ouvre son carnet : « Les médecins de notre train ont secouru 290 personnes
jusqu’à 13 heures, dont 123 avec engelure, 110 blessés par balles, 24 blessés
par des éclats. Plus 8 blessés par coup de poignard…
Un hélicoptère apparaît des nuages.
Hadjiyev crie : « Nous avons envoyé à Bakou 66 personnes… On va maintenant
envoyer une autre partie ».
« Pas maintenant »…
Zulfi Qassimov, chef de l’administration du pouvoir exécutif de la région m’a
proposé de partir à Khodjali avec lui. Bien sûr, que j’étais d’accord. Ils
attendaient leur opérateur. C’était pour une demi-heure ou une heure.
Un téléreporter sort de l’ambulance. C’est Tchinguiz Mustafayev. Il a une
caméra assez grande, mais sur son épaule elle ressemble à un jouet. Nous montons
en hélicoptère. Je demande à Tchinquiz, qui contrôle la situation sur place. Il
dit que ce sont les Arméniens. Je m’étonne. Notre vol est une aventure. Nous
allons dans un endroit, où il y a quelques heures des milliers de personnes
avaient été fusillées. Et comment vont réagir les assassins à l’arrivée d’un
hélicoptère avec des journalistes. Plus je réfléchis à cette situation, moins
elle me plaît.
D’accord, Tchinguiz est un gars qui prend des risques. Il filmait là, où
c’était impossible. Qassimov et d’autres ont reçu un ordre du haut d’aller
filmer, plutôt de Mutalibov. On est arrivé. Je regarde par le hublot. Un
terrible spectacle s’ouvre à mes yeux. Une grande surface est parsemée de
cadavres des femmes, des garçons, des filles, des vieillards et des bébés… Parmi
les corps je distingue deux petites silhouettes, celles de la grand-mère et de
la petite fille. Leurs jambes sont liées par un fil de fer barbelé. Les mains de
la grand-mère sont liées aussi. Les deux sont tuées par balles dans la tête. La
petite fille de 4 ans par le dernier geste tend les mains vers la vielle femme.
Stupéfait, je ne pense pas tout de suite à ma caméra…
Le choc passe, et je commence à filmer du hublot. L’hélicoptère est suspendu
au-dessus du champ, les pilotes choisissent une place pour atterrir sans
déranger les corps des tués.
Soudain, notre hélicoptère sursaute dans l’air et s’écarte à droite, fait un
virage fou vers la terre. On voit de tout près l’herbe, les pierres et des
cadavres, cadavres…
Je demande : « Qu’est-ce qui se passe ? »
Tchinguiz répond brièvement, sans arrêter la caméra : « On tire. Mais, ils
sont loin ».
« C’est qui ? »
« Qui sait ? Les Arméniens, probablement… »
Très loin, on voit des silhouettes des gens en tenue de camouflage armée, qui
nous couvrent de coups de feu, qui laissent des traces de pointillées rouges.
L’un des milices qui nous accompagnent pousse un cri et pâlit. Une balle lui
tombe dans la cuisse. Le pilote maintient la machine à un mètre du sol. Elle
vole avec une grande vitesse comme une voiture sur l’autoroute. Après quelques
instants de ce vol fou qui nous ont semblés des heures, l’hélicoptère s’envole
dans le ciel en se cachant dans les nuages.
Grâce au professionnalisme des pilotes nous sortons de la zone des tirs…
Je regarde Tchinguiz. Je vois des larmes, qui coulent sur son visage fort et
mûr. Saisissant mon regard, il essuie ses larmes et dit : « Pourquoi les enfants ?
Ils n’y sont pour rien… Et des larmes apparaissent à nouveau à ses yeux…
Je vois le compteur de ma caméra. Mon tournage durait 37 secondes… 37
secondes de cauchemar.
Nous retournons après 20 minutes de vol vers le train sanitaire. Les gens
autour nous regardent comme revenu de l'au-delà.
Hadjiyev dit : « Dieu merci, vous êtes vivants et en bonne santé !»
« Pas tous, répond Qassimov. — Appelez les infirmiers ? L’agent de milice est
blessé »…
Il a du mal à allumer le briquet, ses mains tremblent. Tchinguiz écarte les
gens, prend la voiture et part à Agdam.
J’ai aussi des soucis, 37 secondes filmées me brûlent les mains. Je sors du
cercle et lève la caméra.
Je filme la route avec le véhicule de blessés. On débarque les blessés sur
les civières et les transportent du quai au wagon d’opération directement par
les fenêtres ouvertes des wagons. Voilà, une fillette de 6 ans la tête bandée.
Le pansement lui couvre complètement les yeux.
Je me penche sur elle sans éteindre ma caméra :
« Qu’est-ce que tu as, ma chérie » ?
« Les yeux qui brûlent… J’ai les yeux qui brûlent ».
Le médecin touche mon épaule :
« Elle est aveugle. Ses yeux ont été brûlés à la cigarette. Quand on l’a amené,
elle avait les cigarettes dans les yeux »…
Viktoria Ivléva, journaliste russe:
« J’ai pu venir à Khodjali après sa défaite et prendre des photos
épouvantables des femmes, des enfants tués lors de la prise de la ville. En
observant les photos on voit, qu’on tirait à bout portant sur les habitants de
Khodjali et que la ville avait subi des tirs très violents d’obus et
d’artillerie.
Alexandre Kravets, pilote d’hélicoptère:
« Le matin du 26 février 1992, quand on revenait de Khankendi, le deuxième
pilote m’a crié : « Regardez, combien de chiffons on a dispersé là-bas » !
J’ai observé la terre et j’ai remarqué, que tout le champ était coloré. Nous
sommes descendus plus bas et nous avons vu que c’étaient des cadavres. Il y
avait environ 300 à 400 corps, même plus. Les hommes armés marchaient à travers
le champ et tuaient les blessés. Ils nous ont remarqué et ont ouvert le feu sur
notre hélicoptère. Nous avons réussi à partir.
Le soir même, le représentant du président de l’Azerbaïdjan est arrivé et a
demandé de le conduire avec les représentants des médias à l’endroit du massacre
des civils. Nous sommes partis pour Agdam. Là, on a pris à bord le groupe de
tournage de Tchinguiz Mustafayev et quelques reporters étrangers. Il y avait
quelques agents de milices de Khodjali.
Nous n’avons pas réussi d’atterrir sur ce champ. On tirait sur nous malgré la
croix rouge sur l’hélicoptère. C’était entendu, que je débarquerais tout le
monde et je volerais 5-7 minutes pour redescendre les chercher. J’ai monté mon
hélicoptère et soudain, j’ai remarqué quelques voitures venant de Khodjali dans
notre direction. J’ai tout de suite atterri sur le champ, et j’ai expliqué qu’il
fallait quitter cette place rapidement.
Tchinguiz Mustafayev et les personnes qui étaient venus avec lui ont embarqué
quelques corps d’enfants. Il y avait un capitaine de milice à bord. Il a trouvé
sur le champ le corps de son enfant de 3-4 ans. Son corps était terriblement
défiguré par les tirs. Le capitaine a transmis l’enfant à bord. Il n’avait pas
de forces pour monter à bord. Nous avons à peine parvenue à l’attirer dans un
hélicoptère décollant. Pendant le vol jusqu’Agdam il serrait le corps de
l’enfant contre lui et pleurait. Quand on est arrivé, on a compris que le père
avait perdu son esprit de chagrin. Á Agdam, Il ne pouvait même pas quitter
l’hélicoptère».
V.Belikh, reporter du journal « Izvestiya »:
« De temps en temps, on amène à Agdam les corps de ses proches échangés
contre les otages vivants. On ne verrait pas cela même dans les cauchemars de
nuit : les yeux arrachés, les oreilles coupées, les têtes scalpées, les corps
décapités. Des corps, qu’on a traînés sur le sol, attachés au transport de
troupes blindé. Il n’y a pas de limites à la violence ».
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